CHAPITRE XII
Avec le changement du soleil prenaient fin tous les deuils officiels, même s’ils avaient dû encore se prolonger pendant plusieurs saisons. Auriana se débarrassa de ses vêtements noirs, ravie de pouvoir à nouveau s’habiller comme elle l’entendait. Le soleil violet lui avait conféré une beauté farouche : chevelure bleu nuit qui rehaussait son visage au ton plus pâle, dans lequel s’ouvraient deux yeux aux iris pourpres. Lorsqu’il la vit ainsi pour la première fois, juste après la transformation, Turgoth eut le sentiment de poser les yeux sur la mort.
Il ne l’avait pas touchée depuis. Plusieurs fois, il avait voulu l’emmener dans la contrée de l’amour et avait reculé au dernier moment, saisi d’une crainte irréfléchie ; il lui semblait qu’entre ses bras une telle femme le consumerait sans pitié, phénix se repaissant de ses cendres.
Si elle était vexée de cette attitude, la baronne n’en laissait rien paraître. Elle était redevenue aussi active et aguichante qu’avant la mort de son mari et la cour lui prêtait déjà une douzaine de nouveaux amants lorsque fut publiée l’annonce de son mariage avec Turgoth.
A l’exception de quelques privilégiés, nul ne s’y attendait. Le secret de leurs relations avait été bien gardé, même s’il avait été nécessaire de faire décapiter certains serviteurs trop curieux.
Publiquement, la chose fut donc plus présentée comme une affaire politique que comme un mariage de cœur : conscient de son âge et de la nécessité pour le royaume d’avoir un héritier, Turgoth allait prendre pour épouse la veuve de l’un des plus grands chevaliers de l’histoire et faire de son fils son successeur.
La baronne prit elle-même grand soin, lors de ses apparitions à la cour, de mettre en avant son devoir envers le royaume, pour lequel elle se sacrifiait. Il y eut sans doute quelques esprits chagrins pour douter de sa sincérité lorsqu’elle affirma que, sans la proposition du roi, elle se fût consacrée durant sa vie entière au souvenir de son époux, mais nul n’éleva la voix : s’il était possible de bavarder sans conséquences au sujet d’une baronne, médire de la future reine relevait de la haute trahison.
La personne que ce mariage étonna le plus fut peut-être Jorlond. Tout préoccupé qu’il était du jeu des armes, il ne prêtait guère l’oreille aux ragots des courtisans. La réputation de sa mère était pour lui sans taches et, eût-on osé prétendre le contraire en sa présence, qu’on se fût immédiatement retrouvé défié, voire giflé, et à plus ou moins long terme tué en duel.
Perdu dans ses terres, occupé à chasser en rêvant à la princesse Rowena, Jorlond n’eut pas l’occasion de parler à sa mère avant la proclamation officielle et apprit par le messager qui lui fut dépêché son adoption par le souverain.
Persuadé qu’il s’agissait d’une erreur, il se rendit en toute hâte au château du roi. Dès son arrivée, il comprit qu’on ne s’était pas moqué de lui : chacun le saluait désormais avec la plus grande déférence, même ceux qui autrefois ricanaient sur son passage, et le traitaient par-derrière de nobliau sans cervelle.
Jorlond se rendit aussitôt auprès d’Auriana. Lui ne l’avait pas encore vue depuis le changement du soleil et fut fortement impressionné par sa nouvelle apparence, d’autant que la baronne ne dédaignait pas d’accentuer son aspect inquiétant par un maquillage efficace.
Lorsqu’il entra dans ses appartements, Auriana sortait du bain et n’était donc vêtue que d’un peignoir de soir qui lui faisait comme une seconde peau, mettant en valeur la finesse de sa silhouette.
Tous ces détails accumulés firent que Jorlond ne la reconnut pas tout de suite, crut tout d’abord s’être trompé puis, ayant reconnu sans aucun doute la chambre de sa mère, se demanda qui était la magnifique jeune femme qui l’occupait. Quand elle s’approcha de lui pour l’embrasser et qu’enfin il la reconnut, il se sentit étrangement troublé. Habitué aux relations froides et polies qu’elle avait entretenues pendant des années avec son époux, il n’avait jamais vraiment considéré Auriana comme une femme. Qu’elle pût se remarier ne l’avait même pas effleuré. A la faveur de cet incident, il venait de découvrir que, non contente d’être encore belle, elle était bien plus attirante que bon nombre de jouvencelles. Il savait désormais pourquoi le roi avait levé les yeux sur elle.
— Eh bien, mère, il paraît que vous allez être reine... dit-il d’un ton neutre.
— Et toi tu seras roi, Jorlond, à la mort de Turgoth. Quel effet cela te fait-il ?
Il baissa les yeux.
— Je ne sais pas encore. Il faut que je m’habitue à cette idée. Je me demande ce qu’en dirait mon père...
— Ton père est mort, fit Auriana, légèrement. Et le temps du deuil est achevé !
— Cela signifie-t-il que l’on doive l’oublier, madame ? dit Jorlond, un peu agressif. Auriez-vous rangé votre chagrin sur la même étagère que votre voile noir ?
— Jorlond ! s’exclama la baronne. Serais-tu en train de me faire la morale, par hasard ?
Elle éclata d’un rire joyeux, esquissa un petit pas de danse rapide, puis se laissa tomber sur un fauteuil. Lorsqu’elle croisa les jambes son peignoir s’ouvrit un peu mais elle ne fit rien pour le fermer.
— Je vais être reine ! dit-elle. Reine ! Est-ce que cela ne vaut pas d’avoir la mémoire courte ? Ton père était un brave homme, Jorlond, mais il n’était que cela et je ne pourrais sans hypocrisie le pleurer ma vie entière. Tu comprends ?
Le sang était monté au visage du jeune homme. Il posait sur sa mère un regard hésitant entre l’adoration et l’horreur. Sa lèvre inférieure tremblait un peu lorsqu’il répondit.
— Vous... vous êtes indécente, madame ! balbutia-t-il, ne sachant trop lui-même s’il parlait d’une indécence physique ou morale.
Puis, serrant les poings, il tourna les talons et sortit de la chambre en claquant la porte. Quelques minutes plus tard, il chevauchait de nouveau vers son propre château. Il n’assisterait pas au mariage, dût-il prétexter une maladie pour sauvegarder les convenances. Quant à la cérémonie d’adoption... Nul ne s’était donné la peine de le consulter pour en prendre la décision, il supposa qu’elle pourrait fort bien avoir lieu sans lui.
Auriana, elle, ne se formalisa pas de la violente sortie de son fils. Elle fixa un instant la porte par laquelle il venait de disparaître, un sourire amusé aux lèvres, puis haussa les épaules. La saine colère de Jorlond l’arrangeait plutôt : moins il serait à la cour, plus elle pourrait en faire à sa tête. Et il y avait gros à parier pour qu’il ne revienne pas avant longtemps. La baronne inscrivit dans un recoin de son cerveau qu’il lui faudrait songer à faire la paix avec lui, dès que l’état de santé de Turgoth s’aggraverait, si elle ne voulait pas être chassée du trône par le changement de roi. Mais elle avait tout le temps...
Le mariage eut lieu le quinzième jour de la saison des fleurs. Toute de blanc vêtue, Auriana n’avait pas hésité à se couvrir de la traditionnelle tenue virginale des épousées royales. Son visage était voilé de dentelles, qui cachèrent la joie sauvage venant illuminer son regard lorsque Turgoth prononça les mots faisant d’elle la nouvelle reine de Fuinör. Elle avait réussi ! Elle avait gagné !
Le jour même il y eut un grand tournoi, dont l’issue devait désigner le chevalier-servant de la reine. La veille, Jorlond avait fait parvenir au château une lettre de félicitations, accompagnées de ses regrets de ne pouvoir se rendre au mariage, suite à un petit accident de chasse. Tous ceux qui craignaient de se trouver face à lui au cours du tournoi furent grandement soulagés, jusqu’au moment où ils se virent projetés hors de leur selle par la lance de Ghénarys. Le vieux chevalier se montra tout aussi invincible qu’à l’accoutumée et, après la princesse Rowena, après la mère de celle-ci, devint le protecteur attitré d’Auriana. Pour la première fois depuis des années, Ghénarys rayonnait : enfin, il retrouvait le rôle pour lequel il était fait !
Le sourire que lui adressa la reine passa totalement inaperçu du roi mais n’échappa pas au vieux conseiller Hormund. Celui-ci posa sur Auriana un regard étrange puis quitta vivement le champ clos, pour regagner le château.
Angiosta arriva bonne dernière à la réunion qu’avait ordonnée Hormund ; cela n’était pas uniquement dû à la fatigue de ses vieilles jambes, puisqu’elle en avait tout bonnement oublié l’heure. Elle était de plus en plus sujette à ce genre de troubles de la mémoire, au point d’en oublier parfois qui elle était réellement pour s’identifier au rôle qu’elle jouait. Des quatre immortels, elle était la seule dont les fonctions comportaient assez peu de responsabilités pour l’autoriser à se fondre totalement dans ce monde qui n’était pas le sien. Lorsque sa tâche lui avait été assignée, ce détail avait été prévu, comme les autres. Il lui fallait gagner la confiance des enfants destinés à monter sur le trône. Qui aurait pu être plus digne de confiance qu’une vieille servante au visage ridé, à la tendresse sans limites ? Et Angiosta s’était ainsi chargée de l’éducation de tous les héritiers de Fuinör, depuis la création du monde. Vieille elle avait été créée, vieille elle restait et resterait. Mais elle se surprenait de plus en plus souvent à redouter la mort, cette mort qui ne pouvait venir la prendre mais qu’elle sentait chaque jour plus proche. Si son corps était toujours celui d’une immortelle, son esprit, lui, glissait lentement sur la pente de l’humanité, en adoptant même les passions. Pour cette raison son comportement n’était plus toujours celui qu’on attendait d’elle. Elle en avait conscience mais ne parvenait pas à le regretter, même si elle avait souvent peur qu’Hormund décide brutalement de se passer d’elle... Qu’arriverait-il alors ? Elle l’ignorait. Mais elle serait obligée de quitter Fuinör, et cela représentait pour elle le comble de l’horreur.
La réunion eut lieu dans les appartements d’Hormund, après la tombée de la nuit. Angiosta frappa, à la manière convenue, et le vieux conseiller vint lui ouvrir.
— Te voilà enfin ! dit-il. Nous t’attendons depuis une heure !
— J’ai été retenue à l’office, fit-elle, sans explications.
Elle salua d’un signe de tête les deux autres immortels, installés dans de mœlleux fauteuils. Maître Aquarius, revêtu de la longue robe verte et du chapeau pointu, insignes de sa charge, semblait somnoler. Face à lui, le bourreau de la cour croisait et décroisait nerveusement les mains. Même ici, il ne se séparait pas de sa cagoule noire, comme si elle avait été une part de lui-même plutôt qu’un vêtement.
Lorsque l’attention générale fut fixée sur lui, Hormund prit la parole.
— J’ai voulu nous réunir ce soir tous les quatre, commença-t-il ; parce qu’il est temps, je crois, de faire le point sur la situation du royaume. Vous savez tous quelle part nous avons prise dans l’accession au trône de la baronne Auriana. Il était important que le roi reprenne femme et, puisque celle-ci l’agréait, pourquoi ne l’aurait-il pas eue ? Mais désormais le royaume a un héritier...
— Qu’essaies-tu de suggérer ? intervint le bourreau. Qu’Auriana devrait avoir... le même genre d’accident que son mari ?
— Je ne suggère rien, je me contente d’énoncer des faits ! dit le conseiller. Et le seul fait indéniable, concernant notre nouvelle reine, est que sa beauté attire tous les regards masculins, regards qu’elle ne fait rien pour détourner. La question que je me pose est : est-il souhaitable que la reine de Fuinör passe son temps dans la contrée de l’amour, sans le roi ?
— Ça n’a pas grande importance, dit Aquarius. Auriana n’est sans doute pas très intelligente mais lorsqu’elle veut quelque chose, elle devient extrêmement habile, elle l’a prouvé ! Or, elle veut garder la couronne, donc elle évitera le scandale. Ce qu’il ne faut surtout pas, c’est que le roi s’aperçoive des infidélités de sa femme. Je pense qu’une félonie lui serait un bon dérivatif. Il y a longtemps que nous ne sommes pas allés dans la contrée de la guerre. Mais je ne sais quel baron serait susceptible de se révolter...
— Moi non plus, admit le conseiller. Mais nous reparlerons de cela plus tard. Je retiens l’idée, Angiosta ! Ton avis sur la reine...
La vieille servante sembla sortir d’un rêve éveillé, comme si la conversation n’avait eu aucun intérêt pour elle.
— Faites ce que bon vous semble, dit-elle. Il y a trop longtemps que je ne suis plus qu’une simple servante. La politique ne m’intéresse plus.
— Tu es encore une immortelle, objecta Hormund. Cela signifie que les Dieux comptent sur toi. Nous sommes leurs serviteurs directs, Angiosta. Nous, et les fées, sommes les gardiens de leurs lois et de leurs traditions. Tu ne peux refuser la mission qu’ils t’ont assignée...
— Alors qu’ils me donnent un enfant à élever ! trancha Angiosta. Et je les servirai !
Le vieux conseiller eut un sourire fataliste.
— Cela viendra, forcément... Notre bon roi Turgoth n’est pas éternel et le jeune Jorlond, fougueux comme il est, prendra femme rapidement. Tu auras ton enfant, Angiosta, dans quelques saisons, quelques années tout au plus ! Maintenant ton avis sur ma question, s’il te plaît ?
— Il ne servirait à rien de tuer Auriana, dit-elle avec un soupir fatigué. Une autre finirait par prendre sa place, qui ne vaudrait pas mieux qu’elle. Arrangeons-nous pour la contrôler, simplement, éviter qu’elle ne fasse des erreurs...
— Bourreau ?
— Je suis d’accord, dit l’homme masqué. La tuer est inutile...
— Fort bien ! conclut Hormund. Puisque nous voilà tous d’accord, je pense que nous pouvons nous séparer pour ce soir. Je souhaite que les Dieux me visitent bientôt, car leur approbation me serait un grand réconfort. Dès que j’aurai connaissance de leur jugement, je vous en ferai part !
Un à un, les quatre immortels de Fuinör se levèrent. Plus que le roi, plus que les prêtres falots qui adoraient les Dieux sans leur avoir jamais parlé, ils gouvernaient Fuinör.
L’enchanteur sortit du château comme il y était entré : sous forme astrale. La réunion à laquelle il venait d’assister ne lui avait rien appris, mais l’avait conforté dans son opinion : pour que Fuinör puisse changer, ces quatre-là devraient être éliminés !